La vengeance de Virginie

Aurélia. – Vous souvenez-vous des flashs de cette nuit ?
M. Vincent. – Parfaitement. J’avais un vin exquis dans un verre de cristal, et le seul fait de l’avoir à la portée des lèvres m’exaltait. J’ai soulevé le verre à la hauteur de mes yeux, la lumière jouait avec aisance sur la robe transparente de ce nectar que je brûlais de déguster ; et pourtant, j’hésitais comme si le fait de le contempler me suffisait et que je regrettais par avance ce bonheur des yeux dont je ne pourrais plus jouir lorsque j’aurais vidé le verre. Puis, j’ai humé le vin dont le bouquet réunissait des parfums capiteux qui rajeunissent le cœur et revigorent les sens. Enfin, lorsque j’ai posé les lèvres sur le bord du verre — avec la délicatesse que j’aurais mise à effleurer le Saint Graal — le vin s’est transformé tout à coup en eau trouble.
Aurélia. – Oh, c’est affreux ! J’imagine votre déception. Quelle est votre interprétation de cette expérience onirique ?
M. Vincent. – Je ne suis pas spécialiste. « Le rêve est la réalisation d’un désir » suivant Freud. Je pense que la vie va rouvrir devant moi sa boîte à surprises. En attendant, j’ignore la couleur dont la nouvelle à venir sera parée.
Aurélia. – Virginie est passée tout à l’heure, elle m’a semblé en pleine forme.
M. Vincent. – Voilà une visite qui me surprend. Je l’ai appelée hier soir ; elle ne m’en a pas parlé.
Aurélia. – Elle repassera après ses cours.
M. Vincent. – Elle doit avoir des problèmes de trésorerie, ça lui arrive fréquemment.
Aurélia. – Et si votre fille venait vous annoncer la nouvelle que vous escomptez d’après vos rêves ?
M. Vincent. – Si elle avait des nouvelles, Virginie me l’aurait dit hier au téléphone.
Aurélia. – Entre le soir et le matin, il s’écoule toute une nuit. Dans ce laps de temps, il se passe une infinité de choses dont l’écho n’arrive pas à vos oreilles, sauf quand ça vous concerne personnellement.
M. Vincent. – Je vous trouve bien énigmatique ce matin. Vous en savez plus long que vous ne m'en dites. Allons, veuillez accoucher s’il vous plaît.
Aurélia. – Je n’en sais pas plus, je vous l’assure. Je fais une hypothèse qui, d’ailleurs, me semble probable.
M. Vincent. – Virginie a des contacts réguliers avec sa mère. Ma femme a peut-être envie de rentrer au bercail. Le problème c’est que je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.
Aurélia. – Il n’est pas certain que Virginie vous parle de Lidia dans le sens que vous croyez. Écoutez-moi, Paul. J’ai rêvé que vous vous étiez métamorphosé en rhinocéros.
M. Vincent. – Quelle horreur ! Un rhinocéros qui fonce sur tout ce qui bouge, avec une corne sur le museau ?
Aurélia, montrant le pouce et l’index. – Deux cornes sur la tête ; c’était un rhino d’Afrique. Il avait son aspect ordinaire, et pourtant, je savais que c’était vous, à cause de l’expression.
M. Vincent. – Mon expression animale ?
Aurélia. – L’expression du rhino, comme si vous étiez dans sa peau. Il y avait quelque chose de pathétique dans son regard.
M. Vincent. – Dans mon regard de rhinocéros ?
Aurélia. – Non, votre regard dans les yeux du rhinocéros.
M. Vincent. – Soit. Et qu’est-ce que vous en déduisez ?
Aurélia. – Rien. Je ne suis pas psychanalyste. N’empêche que ce rêve m’a passablement troublée.
(Un temps)
M. Vincent. – Il est une chose qui me tourne dans la tête depuis bien longtemps ; quelque chose qui vous concerne. Je ne savais pas trop comment m’y prendre pour vous en parler. Chaque fois que je voulais essayer, je trouvais toujours une raison valable pour remettre la chose à plus tard.
(M. Vincent semble encore hésiter.)
Aurélia. – Allez-y, je vous écoute.
M. Vincent. – Ça tient en quatre mots. Je vous aime, Lia.
(Un temps)
Aurélia. – Voilà pourquoi le rhinocéros avait une expression si émouvante. J’en suis vraiment touchée.
M. Vincent. – Par mon aveu ou par le rhinocéros ?
Aurélia. – Les deux sont liés, l’un a annoncé l’autre. Peut-être que la bête m’aurait ouvert le cœur, si elle pouvait parler.

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