L'archipel des sorcières: 2. L'Enfant des Mers

Pourquoi a-t-il fallu que je sois l’Enfant des Mers?
La masse des sorcières se divisa en deux, de chaque côté de l’espèce d’estrade sur laquelle Élisabeth, les deux matelots et moi étions retenus par des liens indestructibles. D’une pente qui menait directement à l’énorme château juché sur la colline, je vis descendre une forme noire d’abord indistincte, ensuite de plus en plus précise. J’entendis Élisabeth remercier le ciel de l’avoir menée jusqu’à cet endroit que je maudissais plus que tout au monde. Je ne comprenais pas comment elle pouvait être heureuse de se retrouver là, auprès de ces folles meurtrières, offerte à la chose qui s’amenait lentement. J’ai tourné la tête pour apercevoir son visage qu’une démence sordide défigurait.
Elle tourna son regard vers moi et à ce moment, j’ai ressenti toute la haine qui habitait son âme malade. Elle me cracha à la figure.
– Toi, mauviette incapable, tu vas périr de la main même de la Mère! me hurla-t-elle sauvagement.
Elle baissa la tête et ferma ses paupières. La créature descendait l’allée un peu plus rapidement, maintenant. Je reportai nerveusement mon attention sur Élisabeth qui marmonnait, gutturale.
– Lucrèce, chère Lucrèce, vois ce que j’ai fait de ton savoir! marmonnait ma belle. Tu as eu raison, Lucrèce! Nous serons sorcières!
Ce que les sorcières appelaient la Mère n’était rien d’autre qu’une bête écœurante à la forme humaine. Immensément grande, au moins deux fois la taille d’un homme, elle avançait de ses longues jambes que l’on devinait, sous sa cape noire effilochée. Un capuchon, semblable à ceux qu’arboraient les sorcières, cachait son visage, et sa toge, qu’elle maintenait fermée de ses mains affreuses, prévenait que l’on ne voit son corps. Ses mains, tellement maigres qu’elles ressemblaient à un assemblage d’os grisâtres, étaient dotées de griffes recourbées et noires.
Elle s’immobilisa au beau milieu des sorcières, maintenant silencieuses, qui épiaient ses moindres faits et gestes. Ses maintes jointes se séparèrent et montèrent jusqu’à sa tête. Elle déplia ses longs doigts griffus, agrippa le morceau de tissu qui recouvrait son visage et le replia sur son dos. C’est à ce moment que l’horreur s’est manifestée à moi.
La laideur repoussante de la Mère ne se décrit pas, ne s’imagine pas plus. J’aurais dû mourir sur place, ficelé à ce poteau de sacrifice comme une pièce de viande. Ses yeux avaient dû quitter les orbites qui les contenaient pour les laisser vides, seulement animées par une flamme plus noire que le noir. Ses traits fanés pendaient, de ses joues à son menton allongé, en de longs plis de peau grise. Son nez se courbait en une longue arête effilée comme la lame d’un couteau, avant de s’évanouir, vers les côtés de son visage, en de larges narines tombantes. Je ne sais si l’amas de racines noueuses chargées d’épines qui couronnait sa tête était sa chevelure, mais l’ensemble bougeait constamment, éraflant son front déjà ensanglanté pour arracher ce qui y restait de peau.
Le néant de ses yeux déversait des larmes de sang qui roulaient le long de ses joues flétries, avant de tomber sur les pans de sa cape toujours refermée. Ses lèvres absentes, rongées par les soucis, rendaient sa bouche édentée béante. Les larmes du ciel s’y engouffraient en se mélangeant à ce sang qu’elle pleurait et qu’elle recrachait mollement.

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